mardi 12 mai 2015

#France: Surveillance de masse, atteintes aux libertés, ce qui inquiète dans le projet de loi Renseignement

Des rassemblements sont prévus ce lundi 4 mai contre le projet de loi
sur le renseignement que l'Assemblée nationale se prépare à voter
mardi. Les organisations de défense des libertés et des droits
dénoncent un texte qui met en place une surveillance de masse de la
population. De la captation en temps réel des métadonnées des abonnés
à Internet, à la mise en place d'algorithmes pour la détection
automatique des profils suspects sur le réseau, petite synthèse des
points qui font débat dans cette loi.

La nouvelle loi sur le renseignement doit être votée ce mardi 5 mai à
l'Assemblée nationale, soit moins de deux mois après sa présentation
en Conseil des ministres. Le projet était déjà dans les cartons
l'année dernière. Mais après les attentats de janvier, le gouvernement
l'a fait passer en procédure accélérée. Le texte est pourtant loin
d'être sans conséquences. Il va encore élargir les possibilités de
surveillance du net, déjà étendues par la dernière loi de
programmation militaire de 2013 et la loi antiterroriste votée en
novembre 2014 (lire notre article Logiciels mouchards, métadonnées,
réseaux sociaux et profilage : comment l'État français nous
surveille).

De fait, cette loi a très vite réuni contre elle les défenseurs des
libertés et des droits (Ligue des droits de l'Homme, syndicats de la
magistrature et des avocats de France, associations de défense des
libertés numériques…). Même la Commission nationale consultative des
droits de l'homme (ici) et le défenseur des droits Jacques Toubon
(ici) ont émis des avis critiques. Une partie des acteurs de
l'économie numérique sont aussi vent debout. De nombreuses
organisations appellent un rassemblement le lundi 4 mai pour alerter
une dernière fois les parlementaires sur ce qu'ils s'apprêtent à
voter. Quels sont les points qui inquiètent dans ce projet de loi ?
Une loi pour… légaliser des pratiques illégales

Le gouvernement met en avant le fait que cette loi permettra de mieux
encadrer des pratiques déjà existantes des services de renseignements,
en matière de surveillance du net et des communications électroniques.
Bref, la loi vise à légaliser ce que les services font déjà,
illégalement. Elle autorise en ce sens les services à utiliser toute
une batterie de techniques supplémentaires de surveillance :
interceptions de correspondances électroniques, pose de micros dans un
appartement ou un véhicule, géolocalisation…

Le cadre dans lequel les agents pourront recourir à ces nouveaux
outils va largement au-delà de la seule prévention du terrorisme. Ils
pourront s'en saisir également pour (entre autres) la défense des «
intérêts économiques, industriels et scientifiques majeurs » du pays,
« la prévention des atteintes à la forme républicaine des
institutions, des violences collectives de nature à porter atteinte à
la sécurité nationale » et « la prévention de la criminalité et de la
délinquance organisées ».
Les « boîtes noires » ou la captation en temps réel des métadonnées

C'est une mesure qui fait réagir fortement une partie des acteurs de
l'économie numérique : la pose de « boîtes noires » directement chez
les fournisseurs d'accès à Internet et les hébergeurs. C'est-à-dire de
dispositifs de recueil « en temps réel sur les réseaux des opérateurs
» des métadonnées, appelées également « données de connexions » – qui
écrit à qui ou appelle qui, à quel moment, quels sites sont consultés…

« Le ministre de l'Intérieur passe son temps à argumenter qu'il n'y a
que les métadonnées qui seront ainsi surveillées. Mais les métadonnées
donnent en fait plus d'informations sur quelqu'un que le contenu des
conversations », analyse Benjamin Bayart, de la FFDN, une fédération
des fournisseurs d'accès à Internet associatifs, qui regroupe une
trentaine de fournisseurs sur toute la France (lire notre article). «
Surveiller les métadonnées, c'est en fait extrêmement intrusif. »
Conséquence : des hébergeurs français partent à l'étranger

Cet article de la loi préoccupe sérieusement les hébergeurs. « Imposer
aux hébergeurs français d'accepter une captation en temps réel des
données de connexion et la mise en place de « boîtes noires » aux
contours flous dans leurs infrastructures, c'est donner aux services
de renseignement français un accès et une visibilité sur toutes les
données transitant sur les réseaux », dénonçaient les hébergeurs OVH,
Afhads, Gandi, IDS, Ikoula, Lomaco et Online le 9 avril. La loi
pourrait même les contraindre à délocaliser leur activité : « Les
hébergeurs français n'hébergent pas que des clients français : ils
accueillent des clients étrangers qui viennent se faire héberger en
France. (…) Ces clients viennent parce qu'il n'y a pas de Patriot Act
en France, que la protection des données des entreprises et des
personnes est considérée comme importante. Si cela n'est plus le cas
demain en raison de ces fameuses « boîtes noires », il leur faudra
entre 10 minutes et quelques jours pour quitter leur hébergeur
français. Pour nous le résultat est sans appel : nous devrons
déménager nos infrastructures, nos investissements et nos salariés là
où nos clients voudront travailler avec nous. »

Un amendement à cet article a ensuite été apporté, selon les
hébergeurs. Un amendement qui donne des engagements concrets
concernant la préservation des données personnelles et le « caractère
ciblé, limité dans le temps et non systématique de ce dispositif de
surveillance ». Les hébergeurs indiquent tout de même rester vigilants
quant à l'application de la mesure dans les mois à venir. OVH,
troisième société d'hébergement Internet dans le monde, attend la
décision du Conseil constitutionnel – qui doit être saisi par un
groupe de parlementaires, et par le président de la République (une
première dans l'histoire de la cinquième République) –, pour en dire
plus sur sa position.

Deux hébergeurs ont en tous cas déjà décidé de plier bagages. Altern a
fermé ses services juste après le premier vote de la loi à l'Assemblée
nationale mi-avril, « pour les réouvrir dans quelques jours dans un
pays plus respectueux des libertés individuelles », selon ses propos.
Eu.org a annoncé procéder « au déménagement de tous ses serveurs de
noms hors de France. »
Un traitement automatisé pour détecter les profils suspects

Pour la prévention du terrorisme, la loi prévoit aussi la mise en
place de dispositifs de traitement automatisé de ces données récoltées
auprès des fournisseurs d'accès à Internet et hébergeurs de sites. Il
s'agirait d'algorithmes programmés pour déterminer un profil de «
menace terroriste ». Or, pour établir des profils suspects, il faut
d'abord ramasser un grand nombre de données.

« La loi est très floue sur ce point. Mais ce type d'algorithmes est
rarement fiable, tout comme ceux qui servent à proposer des pubs
ciblées, fait remarquer Benjamin Bayart. Avec seulement 1 % d'erreur,
cela veut dire que ce système de détection va remonter à des milliers
de gens qui n'intéresseront pas les services de renseignement. Alors
même que le gain n'est pas évident, ces systèmes de surveillance ont
un effet sur la société toute entière. Cela modifie la façon dont les
gens pensent et agissent. »
Une commission consultative pour seul contrôle indépendant

Pour mettre en œuvre ces nouveaux dispositifs de surveillance, les
services de renseignements n'auront besoin ni de l'accord d'un juge,
ni de celui d'une autorité indépendante du politique. Seul le Premier
ministre aura à donner son autorisation. La loi prévoit bien la
création d'une Commission nationale de contrôle des techniques de
renseignement (CNCTR), une autorité administrative indépendante
chargée de contrôler ces dispositifs, composée de treize membres –
trois députés, trois sénateurs, trois membres du Conseil d'État, trois
magistrats, une personnalité qualifiée en matière technique. Mais
l'avis de cette commission ne sera que consultatif. Et encore, en cas
« d'urgence absolue », les services et le Premier ministre pourront la
contourner.

De quoi douter de son réel pouvoir. D'autant que cette structure va
venir remplacer l'actuelle Commission nationale de contrôle des
interceptions de sécurité (CNCIS) qui se plaignait encore dans son
dernier rapport d'activité de manquer de moyens nécessaires à sa
mission.
Une opposition croissante

Des syndicats de presse alertent également sur la mise en péril du
secret des sources pour les journalistes. « L'amendement adopté pour
introduire un traitement particulier de certaines professions, dont
les journalistes, n'offre pas de garde-fou suffisant à la liberté
d'informer et d'être informé, et ne répond pas aux inquiétudes des
entreprises de presse », indiquent ainsi le Syndicat de la presse
indépendante d'information en ligne (SPIIL, dont Basta ! est membre)
et le Groupement des éditeurs de contenus et services en ligne
(GESTE). « Le principe de la protection des sources apparaît gravement
fragilisé », poursuivent ces organisations, qui demandent instamment
aux parlementaires de voter contre ce texte, les termes de la loi
laissant « ouvertes des marges d'interprétation incompatibles avec,
notamment, la Convention Européenne des Droits de l'Homme et la
Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen ».

Les critiques se multiplient également du côté des responsables
politiques. Europe Écologie-Les Verts dénonce un projet « dangereux
pour la démocratie et la citoyenneté ». « Après avoir suivi les
débats, lu les argumentaires des uns et des autres, le 5 mai, en
conscience, je voterai contre le PJL [projet de loi] renseignement »,
a déclaré le 18 avril Nicolas Bays, vice-président socialiste de la
Commission de la défense à l'Assemblée nationale. « Le gouvernement
lui-même a annoncé qu'il y a entre 1 500 et 3 000 personnes à
surveiller dans le domaine antiterroriste. Pourquoi, dans ce cas,
jeter le filet sur des millions de Français ? », questionne le député
socialiste Pouria Amirshahi, qui votera également contre. « Je veux,
explique-t-il dans une interview, comme Léon Blum contre les lois de
1893-1894 dénoncer "avec quelle précipitation inouïe ou quelle
incohérence absurde ou quelle passivité honteuse" elle risquent d'être
votées ».
Un débat précipité

Le débat politique précipité, sur un sujet aussi important et
complexe, est loin d'être satisfaisant, pointe la Quadrature du Net,
spécialisée dans la défense des libertés numériques : « Les trop rares
députés qui se sont opposés au rapporteur Urvoas et aux ministres de
l'Intérieur, de la Justice et de la Défense se sont vus opposer des
réponses fuyantes ou elliptiques à leurs questionnements pourtant très
précis du point de vue technique et juridique. ». Les « modifications
cosmétiques et opportunistes » apportées en première lecture à
l'Assemblée nationale n'ont pas modifié l'équilibre du texte, qui «
reste inacceptable pour une démocratie », alerte l'association.

Le gouvernement a choisi de faire passer cette loi au Parlement en
procédure accélérée, ce qui signifie moins de débats dans les deux
assemblées parlementaires. « Au Parlement européen, ce genre de texte
est discuté entre six et huit mois. Là, les députés en ont débattu
seulement cinq semaines, regrette Benjamin Bayart. La méthode retenue
de procédure accélérée ne permet pas au Parlement de réfléchir et de
travailler correctement sur des problèmes aussi compliqués, qui
touchent à la fois aux services de renseignements, au numérique, à la
question de la surveillance. Je suis stupéfait que les députés aient
accepté ça », déplore le porte-parole des fournisseurs d'accès à
Internet associatifs. Les députés entendront-ils enfin les
avertissements des associations, syndicats et experts, lors du vote
solennel de ce mardi ?

Rachel Knaebel, avec Agnès Rousseaux


http://www.bastamag.net/Surveillance-generalisee-du-net-traitement-automatise-des-donnees-manque-de

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