"Passer dans 'l'autre camp', celui des 'dominants', c'est s'exposer à un dilemme. D'un côté, on aspire à cette promotion et de l'autre on a l'impression de trahir son milieu."Istock
Méritants, ils oscillent régulièrement entre conflit de loyauté et sentiment d'imposture. Rencontre avec ces "transclasses" qui, malgré les difficultés de parcours, ont décidé de réinventer leur identité.
Affaires florissantes, réseaux influents et
maison cossue...À 43 ans, Karim, chef d'entreprise dans l'informatique,
affiche tous les signes extérieurs de la réussite.
"Pourtant, je suis loin d'être né avec une cuillère en argent dans la
bouche!", s'amuse-t-il. "Mon père était ouvrier, ma mère femme au foyer.
Avec mes cinq frères et soeurs, nous avons eu une enfance heureuse mais modeste. Très tôt, je n'ai eu qu'une idée en tête, grimper dans l'échelle sociale."
Ce
sont ses résultats en mathématiques qui permettront finalement à Karim
de gravir les échelons. "Après le lycée, j'ai intégré une très bonne
prépa parisienne, à une heure trente de RER de chez moi. Je suis ensuite
entré dans une prestigieuse école d'ingénieur. Quelques années plus tard, j'ai monté ma propre entreprise", énumère-t-il.
Cette trajectoire ascendante fait la fierté de ses parents,
heureux que leur fils soit finalement venu à bout de ce chemin semé
d'embûches. "C'est logique", estime Vincent de Gaulejac, sociologue
clinicien auteur de La névrose de classe (éd.HG). "Pendant des siècles, nous avons été définis par nos identités héritées.
Les possibilités de changer de milieu étaient très minces. Aujourd'hui,
c'est l'inverse. On attend de nous que nous soyons le seul moteur de
notre existence sociale."
Pour concrétiser ce qui est latent, il faut un élément déclencheur
Comme Karim, Barbara a toujours refusé de se laisser enfermer dans les cases figées du déterminisme
sociologique. Fille d'un maçon et d'une femme de ménage, élevée dans
une petite ville de l'est de la France, cette jeune architecte de 29 ans
a très tôt cherché à s'extraire de son milieu d'origine. "On me disait
que j'étais à part, 'l'intello' de la famille", se souvient la jeune femme. "Cette image m'a permis décomplexée. J'étais deux fois plus motivée."
Malgré tout, l'ascension sociale n'est pas uniquement conditionnée à un tempérament volontaire
ou à une exceptionnelle ténacité. Pour concrétiser ce qui est latent,
il faut un élément déclencheur. "Dans mon cas", poursuit Barbara, "cela a
été la rencontre avec une prof de français, à l'âge de douze ans. Elle
m'a emmenée au cinéma, m'a fait découvrir des expos. Ces sorties m'ont
ouvert l'esprit, m'ont donné envie d'un ailleurs que je ne connaissais
pas mais que je percevais déjà confusément."
"Pour comprendre le
phénomène des transclasses, il faut prendre en compte les différences
fines", analyse Chantal Jaquet, philosophe, auteure de Les transclasses ou la non reproduction (éd.Puf).
"Il y a d'une part la personnalité, d'autre part ce que les parents
projettent sur leur enfant, mais aussi le volontarisme politique ou
social, avec les bourses par exemple. Tous ces éléments s'imbriquent et
concourent à faire du transclasse ce qu'il est."
Des injonctions contradictoires parfois dures à gérer
À mesure que ce dernier se détache de son milieu, qu'il s'éloigne progressivement vers d'autres sphères, le malaise grandit. Le décalage
se mue parfois en véritable fossé. "C'est très déstabilisant. On est
pris entre deux feux, entre la fierté liée à nos origines et l'envie de
faire partie d'un nouvel univers", détaille Karim.
"Je suis
attachée de presse. Dans ce métier, il est essentiel d'être vu, de
fréquenter des endroits à la mode. Un jour, mes parents sont tombés sur
l'une de mes notes de restaurant. Le montant les a vraiment choqués",
confie Lucie, une jeune femme de 25 ans, originaire d'un petit village
bourguignon. En touchant aux repères culturels, à l'éducation et aux valeurs, la mobilité sociale s'impose comme une problématique transversale aux effets bouleversants.
"Il y a de véritables conflits de loyauté.
Passer dans 'l'autre camp', celui des 'dominants', c'est s'exposer à un
dilemme. D'un côté, on aspire à cette promotion et de l'autre on a
l'impression de trahir son milieu",
affirme Vincent de Gaulejac. Des injonctions contradictoires parfois
difficiles à gérer. "Je suis devenue 'plus royaliste que le roi', voire
carrément snob", soupire Lucie. "J'ai déjà été
agressive, arrogante avec mes proches tout en m'en voulant de mon
attitude." "Au fond, on a honte d'avoir honte. On a un mouvement de
rejet et en même temps on culpabilise de le ressentir. C'est un cercle
vicieux", éclaire le sociologue.
La certitude d'être constamment sur la sellette
Entre problème de communication et façonnage complexe d'un nouveau soi, l'équilibre identitaire
du transclasse est en effet complexe à trouver. Souvent persuadé d'être
considéré par ses pairs comme un arriviste, un Rastignac parvenu, il
souffre d'un sentiment d'illégitimité, de profonde imposture. Se sentant incompris, il est en proie à des angoisses
irrationnelles. "À chaque erreur dans un dossier, j'ai la peur panique
d'être renvoyée. Je suis prête à me ruer à Pôle emploi à tout moment,
comme si une sinistre réalité devait me rattraper", se désole Barbara.
Comme
elle, de nombreux transclasses intériorisent une vision négative
d'eux-mêmes, avec la certitude d'être constamment sur la sellette. "Pour
lutter contre l'impression de ne pas être à sa place, il faut se
rappeler que tous les milieux imposent des postures. Chez les
grands-bourgeois comme chez les prolétaires, on doit respecter certains
codes, se mettre en scène. Il ne faut donc pas se laisser impressionner
mais prendre de la distance avec les représentations fantasmées
attachées à certains milieux", estime Chantal Jaquet.
Piocher idées et principes dans les deux milieux
La
clé du mieux-être résiderait donc dans l'acceptation de la pluralité
des identités. Loin de la vivre comme une contradiction, il s'agit pour
les concernés de revendiquer leur double appartenance, en y piochant
allègrement idées et principes. "Le transclasse donne à voir la
métamorphose à l'oeuvre en chacun de nous. Nous ne sommes pas des êtres
figés. Au contraire, nous évoluons en permanence", assure Chantal
Jaquet.
"Attention", alerte malgré tout Vincent de Gaulejac. "La
plasticité, la capacité d'adaptation ne doivent pas devenir une
transparence, un abandon de la personnalité au profit d'une certaine fadeur,
d'un manque de consistance. Il faut revendiquer ce que l'on est!" Le
transclasse peut alors jeter des ponts entre ses deux cultures. "J'ai
présenté mes amis parisiens à mes parents, à la faveur de vacances dans
mon village. Passés les a priori, ils se sont découvert des
points communs et des affinités. Résultat, mes amis n'attendent qu'une
chose, y retourner", s'amuse Lucie.
"On ne rompt jamais totalement avec ses racines"
C'est
en étant honnête avec lui-même et avec les autres, sans revendiquer ou
cacher d'où il vient, que le transclasse peut trouver un véritable
apaisement. "Je compte bien élever mes enfants dans cette double
culture. Je ne veux pas qu'ils connaissent les mêmes tourments que moi.
Il faut qu'il soit à l'aise partout, car ils sont partout chez eux",
martèle Karim. À chacun de faire jouer, au mieux, les ressorts de ses
différentes vies. La faculté d'adaptation représente le meilleur atout.
"Être un caméléon, cela a du bon", sourit Barbara. "L'ouverture d'esprit
est une qualité essentielle. Pauvres ou riches, cultivés ou non, nos
proches ont tous des choses à nous apporter, à nous apprendre. À nous
d'en faire quelque chose, sans jugement de valeur, ni idéologie
intempestive."
"Ceux qui réussissent vraiment leur vie, au delà
du succès professionnel, sont ceux qui ont su prendre du recul avec leur
milieu d'origine sans rien renier de leur héritage",
abonde Chantal Jaquet. "La métamorphose suppose la continuité. On ne
rompt jamais totalement avec ses racines", conclut-elle.
http://www.lexpress.fr
0 commentaires: