L'ouvrage «Bienvenue Place Beauvau» n'affirme pas, contrairement aux allégations de François Fillon, l'existence d'un cabinet noir à l'Élysée, mais soulève l'hypothèse d'une manipulation politique, comme sous les précédentes présidences, de l'appareil policier et judiciaire.
François Hollande à l'Élysée, le 15 septembre 2014. ALAIN JOCARD / AFP.
La dénonciation d'un «cabinet noir», ce service officieux d'espionnage politique descendu tout droit de l'Ancien Régime, est une constante de la Ve République. L'expression a successivement servi à qualifier la «cellule écoutes» de Christian Prouteau sous François Mitterrand, les petits carnets du patron des RG Yves Bertrand sous Jacques Chirac ou les «grandes oreilles» du chef de la DCRI Bernard Squarcini sous Nicolas Sarkozy. François Fillon vient de la ressusciter en estimant, lors de «L'Émission politique» de France 2, que François Hollande en avait mis un en place à l'Élysée pour tenter, en vain, d'assurer sa réélection. Une affirmation qu'il affirme avoir puisée dans le livre Bienvenue Place Beauvau. Police: les secrets inavouables d'un quinquennat, qui vient de paraître aux éditions Robert Laffont:
«C'est un livre sur le ministère de l'Intérieur et la place Beauvau qui, en 240 pages, explique que François Hollande fait remonter toutes les écoutes judiciaires qui l'intéressent à son bureau, ce qui est une illégalité totale, comment il est branché directement sur Bercy, sur Tracfin, sur des informations qui lui sont apportées en permanence, comment il est au courant des moindres faits, des moindres filatures, y compris concernant son ancien Premier ministre Manuel Valls. On cherchait un cabinet noir, on l'a trouvé, en tout cas à travers ces allégations. [...] Si ce qui est écrit dans ce livre est vrai, je pense que dans l'histoire récente de la Ve République, un chef d'Etat n'est jamais aussi loin dans l'illégalité, la prise de pouvoir sur des services sur lesquels il ne devrait pas avoir autorité.»
Les propos du candidat de droite à la présidentielle ont été très vite démentis par l'Élysée ainsi que par le ministère de la Justice. Le journaliste Didier Hassoux –coauteur du livre avec Christophe Labbé et Olivia Recasens– a également nié sur France Info la présentation faite de l'ouvrage par François Fillon, citant un passage affirmant qu'il n'est «pas possible d’[...] apporter la preuve formelle [de l'existence d'un cabinet noir], comme il n’est pas possible de prouver le contraire». «François Hollande a simplement instrumentalisé la police à des fins politiques, comme tous les présidents de la Ve République. C'est une maladie française», a-t-il ajouté.
L'expression «cabinet noir» a été en revanche utilisée de manière très affirmative par Valeurs actuelles, qui a publié de longs extraits du livre jeudi: selon l'hebdomadaire, qui employait l'expression contre l'Élysée dès octobre 2013, les auteurs «racontent comment [François Hollande] se serait servi d’un cabinet noir pour discréditer ses concurrents à la présidentielle de 2017».
«Indices troubles et témoignages étonnants»
Dans leur livre, les trois auteurs n'emploient en fait l'expression qu'au style indirect, placée dans la bouche de «sarkozystes» anonymes:
«En 2017, cinq ans après sa défaite électorale, ce ne sont pas moins de treize affaires judiciaires qui empoisonnent Nicolas Sarkozy ou son entourage. Au point que les sarkozystes, prompts à s’afficher en victimes, y voient la main d’un cabinet noir.»
Sans reprendre la formule à leur compte, ils décrivent une «mécanique complexe aussi efficace que redoutable» aux dépens de l'ancien président de la République, passant par Tracfin, le service de renseignement financier de Bercy, le directeur des affaires criminelles et des grâces du ministère de la Justice Robert Gelli (décrit comme un proche de François Hollande, ce dont il s'est défendu dans le passé) ou encore par des consignes orales données à des juges spécialistes des enquêtes en «poupées russes», où une procédure en alimente une autre.
Si les manipulations politico-judiciaires supposées du pouvoir ne constituent pas la totalité de l'ouvrage (qui s'intéresse aussi à l'échec de la réforme de la police, de la lutte contre le trafic de drogue ou de l'amélioration des relations police-population), elles occupent l'essentiel de son premier quart. Les trois auteurs écrivent que, «comme leurs prédécesseurs, mais avec moins de talent et de rouerie, Hollande, Valls, Cazeneuve et les autres, ont joué avec l’appareil judiciaire à des fins souvent électorales». Moins de talent ou de rouerie car, «plus par nécessité, amateurisme et imprévision que par mansuétude ou véritable choix», le nouveau pouvoir a dû autant s'appuyer sur des réseaux chiraquiens que hollandistes pour contrôler la police à son arrivée...
«L’addition d’indices troubles et de témoignages étonnants interroge», ajoutent plus loin Didier Hassoux, Christophe Labbé et Olivia Recasens. Pour eux, «derrière [les] ennuis à répétition qui ciblent les principaux rivaux du président sortant, difficile de ne pas voir la patte de Hollande. Mais le principal intéressé s’en défend: jamais, jure-t-il à qui veut l’entendre, il n’a donné l’ordre de monter des opérations de déstabilisation».
Dans une critique sévère de l'ouvrage, Le Monde déplore que ses auteurs «mettent systématiquement en lien des événements, souvent déjà connus, pour construire une machine à soupçons, qui n’est jamais très loin des théories conspirationnistes et qui fait douter qu’il puisse exister un seul policier républicain», les citations les plus dures du livre étant pour la plupart anonymes (chose il est vrai fréquente sur des sujets sensibles). C'est le cas par exemple de ce magistrat qui explique aux auteurs que «le Château est passé maître dans l’art de pousser ou ralentir le feu sous les casseroles judiciaires» ou de ce haut gradé de la police judiciaire qui décrit la pratique du «coup de billard à plusieurs bandes» du pouvoir.
«Le Château fomente des coups bas»
Des «coups» dont, au-delà des affaires Sarkozy, l'ouvrage donne plusieurs autres exemples en relation avec la présidentielle 2017. Il s'interroge par exemple sur l'apparente mansuétude judiciaire dont ont fait l'objet pendant le quinquennat des rivaux à droite de l'ancien président, comme Jean-Louis Borloo (affaires de l'arbitrage Tapie et Écomouv') ou Dominique de Villepin (affaire Relais & Châteaux). Ou liste les proches de Manuel Valls qui se sont retrouvés dans le viseur de la justice ou des médias alors que le Premier ministre de François Hollande devenait un de ses rivaux dans la perspective de la présidentielle, litanie qui a fini par persuader «l’entourage» de l'ancien maire d'Évry que «le Château fomente des coups bas».
Jean-Marie Le Guen, son secrétaire d'État aux Relations avec le Parlement, a ainsi été épinglé pour ses liens avec le Qatar (et, «dans [la] tête» de Valls, aurait été ciblé par des «munitions [...] fournies par le château avec l’aide d’un dévoué artificier, Bernard Bajolet, le directeur de la DGSE», proche de Hollande). Jean Daubigny, son directeur de cabinet durant les six premiers mois du quinquennat, a été placé en garde à vue pour fraude fiscale le 16 novembre 2016 (époque où les relations Élysée-Matignon étaient devenues exécrables) après une plainte de Bercy. Ami de trente ans de Manuel Valls, le criminologue Alain Bauer, visé pour des contrats conclus avec la Caisse des dépôts et consignations, est l'un des rares à témoigner de ses soupçons on the record: «Je vois bien l’intérêt: ils ont voulu se faire Valls, alors ricochons sur Bauer, se sont-ils dit. Lemas [René-Pierre Lemas, secrétaire général de l'Élysée de mai 2012 à avril 2014, et aujourd'hui directeur général de la CDC, ndlr] l’a fait pour faire plaisir à Hollande, cela lui ressemble bien.»
Si François Fillon finit par lire en entier l'ouvrage, il se rendra en revanche compte que lui-même y apparaît très peu, bien moins que Manuel Valls ou Nicolas Sarkozy... Sauf pour un épisode dont il est au contraire moteur: son déjeuner du 24 juin 2014 avec son ancien ministre Jean-Pierre Jouyet, lors duquel, selon Le Monde (dont les journalistes ont remporté en première instance et en appel un procès en diffamation intenté par le candidat à la présidentielle), il aurait lancé à propos de l'ancien président: «Jean-Pierre, t'as bien conscience que si vous ne tapez pas vite, vous allez le laisser revenir?» Quant à l'affaire des emplois parlementaires fictifs, les auteurs –qui, pour deux d'entre eux, travaillent au Canard enchaîné– écrivent précisément que «le supposé cabinet noir de l’Élysée n’y est pour rien».
http://www.slate.fr/story/141818/hollande-cabinet-noir
0 commentaires: