Le journaliste américain rêvait, en faisant son métier, de réconcilier les peuples.
Sur la vieille route d'Alep, à quelques kilomètres du poste frontière de Bab al-Hawa, tenu par les rebelles, le van Hyundai accélère. Juste devant roule un taxi. A la hauteur de Taftanaz, la camionnette, non immatriculée, se rabat sur la voiture et force le conducteur à s'arrêter. Trois hommes armés de AK-47 descendent du van. L'un d'eux est masqué. Ils tirent en l'air et forcent les passagers du taxi à sortir, avant de les maintenir au sol pour les attacher. Nous sommes le 22 novembre 2012. James Foley vient d'être kidnappé.
De l'autre côté de la frontière, en Turquie, Nicole Tung, 24 ans, attend son collègue et ami. Tous deux sont là depuis plusieurs mois. Nicole a dû laisser James pour rentrer à Istanbul faire réparer un appareil photo, mais ils doivent se retrouver à 17 heures précises, dans la petite ville turque de Reyhanli. A l'heure dite, Jim n'apparaît pas et personne ne répond sur ses téléphones. Nicole appelle Mustafa, leur fixeur, qui fait office de guide et d'interprète. « Je suis désolé », lui répète-t-il. Mustafa et le chauffeur de taxi ont été relâchés après l'embuscade. James et un collègue journaliste, avant de monter dans ce taxi hélé à la volée sur un trottoir du bastion rebelle de Binnish, se sont rendus dans un cybercafé d'où l'Américain a envoyé des messages à sa famille pour Thanksgiving. Après un détour par l'appartement qu'ils occupaient pour y récupérer leurs affaires, puis un dernier passage au cybercafé où Mustafa avait oublié son portable, le petit groupe s'est engagé sur la route par laquelle il comptait quitter le pays.
Né en 1973, James Foley grandit à Wolfeboro (New Hampshire), dans une petite communauté rurale des bords du lac Winnipesaukee. En pleine Amérique traditionnelle, blanche, chrétienne. Dès le collège, James rédige des nouvelles. Ancrées dans le réel. Il s'intéresse aux boucs émissaires de la classe et, raconte Heather MacDonald, son amie d'enfance, fait déjà preuve « d'empathie, de curiosité pour l'autre ». Avec elle, il partage une culture politique de gauche et l'amour de la littérature. Il l'initie à Junot Diaz, elle lui fait découvrir Camus. Une fois diplômé de l'université, James se tourne vers l'enseignement. Dans le Massachusetts, ses premiers élèves sont des adolescents portoricains déscolarisés, de familles pauvres. Suivront des enfants sans papiers de l'Arizona, puis de jeunes délinquants en Illinois. Il donne aussi des cours d'alphabétisation dans une prison de Chicago où il mesure les ravages des discriminations sociales et raciales. « Il savait décrypter les gens, lire dans leur destin. Il était très intuitif », explique Yago Cura, son meilleur ami, professeur et directeur d'une revue de poésie.
Son lien à Dieu était indéfectible. Pour pouvoir honorer sa foi, il a préféré adopter la religion de ses ravisseurs
Heather parle de lui comme d'un « itinérant », auquel elle n'a « jamais connu de domicile fixe ni de grand amour ». Jim est un homme de passage, insaisissable. Témoigner devient sa raison de vivre. A 35 ans, il se lance dans le journalisme. En première ligne. Là où le monde vibre, où les hommes souffrent sur une terre qui tremble. Il suit les forces américaines en Afghanistan, en Irak, mais n'aime pas le principe de l'« embedment » qui soumet le journaliste aux contraintes militaires. James les connaît bien : ses trois frères sont soldats, et l'un d'eux est membre de l'US Air Force. Avec l'armée, il se sent coupé de ceux pour lesquels il veut témoigner : les sans-voix, humbles quidams de ces pays en guerre. James note soigneusement les noms de chaque personne qu'il filme. Morte ou vivante. Pour lui, aucune victime n'est anonyme. Son principal pourvoyeur de piges, le site GlobalPost, lui déconseille de partir en Libye. James répond qu'il doit aller sur place confirmer les faits autant que ses intuitions, plutôt que de relayer les rumeurs répandues sur les réseaux sociaux. C'est un sensible, un perfectionniste, pas un va-t-en-guerre shooté à l'adrénaline.
A Benghazi, en mars 2011, il rencontre celle avec laquelle il bourlinguera jusqu'en Syrie, Nicole Tung. Dans une salle de conférence de l'hôtel Alnoran, où se regroupent les médias, Nicole se débat avec un réseau Internet récalcitrant lorsque James se propose de l'aider. Nicole est surprise par « ce type généreux, ouvert, pas compétitif ». Trois jours plus tard, James et trois de ses collègues tombent dans une embuscade des forces de Kadhafi. Le journaliste sud-africain Anton Hammerl est tué ; le reste du groupe, arrêté. James sera libéré au bout de quarante-quatre jours. « Un soldat t'appuie le visage contre la banquette d'un camion. Tu saignes, c'est la forme de choc la plus terrible », avait-il décrit devant des étudiants de son ancienne université. « Le matin suivant, tu te réveilles, tu réalises que la pire chose au monde vient de t'arriver. Anton est mort, nous avons été capturés et personne ne sait où nous sommes. Quand vous prenez des risques et que vous avez une alerte sérieuse, il faut se poser des questions. Cela ne vaut pas votre vie. » Avec Heather, James évoque la peine qu'il pourrait causer à sa famille. « Il culpabilisait beaucoup », dit-elle. Très croyant, élevé dans la religion catholique, le reporter lui confesse qu'en détention, sa foi l'a maintenu en vie.
James Foley
. James Foley et son meurtrier, dans la vidéo de son exécution diffusée mardi 19 août. © Copie d'écran
Lors de la fête organisée pour sa libération au Half King, un pub new-yorkais de la 23e Rue devenu le repaire des photojournalistes, ses proches menacent de subtiliser son passeport pour qu'il ne reparte pas. Nicole est là. Il la reconnaît, c'est le début de leur amitié, la naissance de leur « binôme », comme on dit dans le jargon. « Nous étions complémentaires, explique la jeune femme. Entre nous, il y avait une alchimie, nous n'avions pas besoin de nous parler pour nous comprendre. » Emotive, Nicole apprécie son calme, sa maîtrise, sa capacité à faire retomber les tensions et son humour à toute épreuve. Endurant, James est capable de dormir n'importe où, n'importe quand. « Comme un chat, dit-elle. Y compris tout habillé, voire à même le sol, dans n'importe quelle position. » James est rassurant, loyal, pas du genre à laisser les autres derrière lui quand la situation dégénère.
James est décrit comme « quelqu'un de solide, de très sensible aux autres »
Au nord de la Syrie, où les groupes djihadistes pullulent, s'alliant ou s'affrontant, James est resté détenu presque deux ans. La région regorge de grottes, de catacombes romaines, d'anciennes installations industrielles et de cellules souterraines. Des lieux discrets, inaccessibles aux frappes aériennes du régime, qui forment des caches d'armes et des prisons idéales. Durant huit mois, jusqu'à sa libération en avril dernier, Didier François, grand reporter à Europe 1, partage sa détention avec James. Le Français est frappé par la force de son codétenu, « quelqu'un de solide, de très sensible aux autres, de collectif ». Dans ce type de situation, tenaillés par la peur, certains se soumettent et vont jusqu'à durcir eux-mêmes leurs conditions de détention, en n'osant rien parce qu'ils imaginent ce que pourraient leur infliger leurs geôliers, tandis que d'autres considèrent que ce qui n'est pas interdit est autorisé, quitte à prendre des coups. James est de ceux-là. De ceux qui osent réclamer, sur lesquels on peut compter parce qu'ils ne sont pas tétanisés. Il instaure des règles collectives et distribue le pain. Une tâche aussi vitale que symbolique. S'il devient le souffre-douleur, c'est parce que jamais il ne cède à ses gardiens, quel que soit le prix à payer.
« Plus tu levais la tête, plus tu recevais des coups, explique Didier François. Mais Jim faisait des choix, prenait des risques. C'était une façon de dire : "Je ne suis pas brisé, je tiens." » Cette capacité de résistance excède ses geôliers. Pour passer le temps et faire travailler leur matière grise, les otages improvisent des causeries culturelles. Didier est impressionné par une « très belle conférence » de James sur la littérature américaine. Ensemble, les deux hommes évoquent pêle-mêle « Moby Dick », Steinbeck, London, Beckett ou Garcia Marquez, dont ils commentent les textes sur l'enfermement. James pense beaucoup à sa famille. Il accepte d'être converti à l'islam pour pouvoir continuer à prier. Rester lié à Dieu signifie rester proche de sa mère, très pieuse. Chez lui, la foi prend une dimension presque palpable. Quelle que soit sa forme, son lien à Dieu est vital, indéfectible. Pour pouvoir l'honorer, James a adopté la religion dont se réclament ses bourreaux, et au nom de laquelle ils vont l'exécuter après avoir travesti Dieu en boucher sanguinaire.
Sur la vidéo mise en scène par les membres de l'Etat islamique, on distingue, derrière James, un autre homme, comme lui, à genoux et vêtu d'une combinaison orange. Il s'agit de Steven Sotloff, journaliste, américain lui aussi, âgé de 31 ans. Après l'exécution de leur fils, Diane et John Foley ont imploré les ravisseurs d'épargner les autres otages. « Cela n'a pas de sens, a déclaré John. James montrait le courage de ceux qui se battent contre l'oppression pour construire un monde meilleur, malgré les risques courus. [...] Il est mort de la façon la plus terrifiante. Savoir à quel point il a souffert me hante. »
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