Le
principal élément de toute politique américaine à l'égard de l'Union
soviétique doit être un effort à long terme, patient mais ferme et
attentif, d'endiguement des tendances expansionnistes russes. » C'est en
ces termes, que Georges Kennan, dès 1947, présentait la doctrine du «
containment » qui domina la politique des Etats-Unis à l'égard de l'URSS
tout au long de la guerre froide. En 2016 la pensée de Kennan est d'une
troublante actualité, comme si, en près de soixante dix ans, tout avait
changé sauf l'essentiel.
La question est
toujours la même : comment fixer des limites à la Russie ? Cette
question divise les pays européens entre eux selon des critères
géographiques, historiques, politiques et commerciaux. Elle constitue
aussi une source de tension à l'intérieur des pays européens eux-mêmes.
Ainsi, en Allemagne,les sociaux démocrates du SPD semblent nostalgiques
de leur leader charismatique des années 1970, Willy Brandt. Ils pensent
toujours en termes de détente, trop heureux sans doute, en cette période
préélectorale, de se démarquer ainsi de la ligne politique plus dure
qui est celle d'Angela Merkel. Et, à en croire les sondages, les
Allemands sont plus proches, sur la question russe, du SPD que de leur
chancelière.
En France, à l'exception de
l'extrême gauche et de l'extrême droite qui sont, de Jean-Luc Mélenchon à
Marine Le Pen, unis dans leur défense de la Russie, tous les autres
partis sont profondément divisés. A droite, il y a plus que des nuances
entre la ligne modérée mais ferme d'Alain Juppé et celle, plus
compréhensive, de Nicolas Sarkozy ou de François Fillon. Il en est de
même à gauche entre la ligne ferme sur le fond, mais parfois incohérente
sur la forme, de François Hollande, et celle, carrément positive, de
Jean-Pierre Chevènement.
Jamais, depuis
la fin de la guerre froide, le niveau de confiance n'a été aussi bas
entre la Russie et ce que l'on appelait hier « le monde occidental ».
Pour l'ambassadeur russe auprès de Nations unies, Vitaly I. Churkin, « les tensions actuelles sont probablement les pires depuis 1973 »,
date de la guerre du Kippour. De fait, en 2016, les sources de discorde
avec la Russie se sont multipliées et approfondies. La crise
ukrainienne, en dépit des accords de Minsk (qui ne sont pas appliqués),
est loin d'être résolue. La tension armée peut s'accroître à tout moment
entre la Russie et l'Ukraine. Moscou a disposé à Kaliningrad des
missiles qui peuvent être porteurs de charges nucléaires et s'est retiré
des négociations en cours avec Washington sur le contrôle puis
l'interdiction des charges au plutonium.
Il apparaît aussi - selon les services de renseignement des deux cotés
de l'Atlantique - que Moscou intervient directement dans la politique
intérieure des démocraties. La Russie ne soutient-elle pas clairement
les populismes, de Donald Trump à Marine Le Pen ?
Et
pour couronner le tout, bien sûr, il y a la Syrie et les bombardements
massifs des aviations syrienne et russe sur les quartiers de la ville
d'Alep encore aux mains des rebelles. Pour les Russes, le discours de
Washington est hypocrite. Les Américains ne tolèrent-ils pas les
bombardements saoudiens sur la capitale du Yémen, Sanaa, contrôlée par
les Houtis, eux-mêmes soutenus par l'Iran, le grand rival régional de
l'Arabie saoudite ? Doit-on se livrer à une comptabilité macabre pour
refuser toute comparaison entre les deux situations ? Des centaines de
milliers de morts en Syrie contre des milliers au Yémen ?
Les démocraties peuvent-elles être capables de définir une stratégie « à long terme, patiente mais ferme »,
pour reprendre les termes de Kennan, et de fixer ainsi des limites aux
ambitions de Moscou ? Pour Poutine, la réponse est clairement non. Nous
sommes trop divisés, obsédés par nos calendriers électoraux respectifs,
pour faire autre chose que parler fort et gesticuler de manière
inconséquente et incohérente. Que pourrions nous faire, d'ailleurs ?
Jouer de la faiblesse économique de la Russie, comme Moscou joue de
notre faiblesse politique ? Sur le papier, la démarche semble
rationnelle, chacun mettant l'accent sur ses avantages comparatifs ou
plutôt sur les désavantages comparatifs de l'autre. Mais cette approche
résiste-t-elle à l'examen critique ? Il est clair que l'on ne saurait
mettre fin à la politique de sanctions économiques à l'encontre de
Moscou. Ce serait récompenser le crime. Mais l'idée de renforcer le
régime de sanctions existant s'impose t-elle ? Pour les personnalités
les plus riches du régime, ce ne serait même pas un coup de canif. Et,
pour les autres, le pouvoir à Moscou ne s'en soucie guère. De toute
façon, il n'existe pas de consensus sur le renforcement de la politique
de sanctions.
Alors, que faire ? D'abord,
ne pas détourner la tête comme s'il ne se passait rien. Il faut dénoncer
toutes les fuites en avant de la Russie. Un discours pédagogique à
usage interne et externe s'impose pour répondre à une politique de
désinformation russe particulièrement active et habile. Les cartes de
Moscou sont multiples et d'autant plus efficaces que les Russes lisent
dans nos âmes et nous comprennent bien mieux que nous ne les comprenons.
La Russie surfe sur un double mouvement de contestation de l'ordre
international comme de l'ordre interne. Sur le plan international, les
Russes jouent la carte de l'anti-américanisme qui marche toujours, que
l'Amérique soit forte ou qu'elle soit faible. Ils jouent aussi de plus
en plus du rejet des élites et de la mondialisation. Loin d'apparaître,
comme c'était le cas il y a un peu plus de trente ans, comme
l'arrière-garde d'une cause perdue, celle de l'Internationale
communiste, ils peuvent être perçus comme l'avant-garde d'un mouvement
qui ne fait qu'enfler à leur exemple : celui des patriotismes, sinon des
hypernationalismes.
Ne pas fixer de limites à Moscou, c'est accepter le danger d'une fuite en avant vers l'inconnu.
Dominique Moïsi
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