Dans un papier publié sur son blog Mediapart et intitulé « OTAN: élargissement géographiques et fonctionnels, dérives stratégiques »,
le géopolitologue français Pascal Boniface évoque la récente adhésion
du Monténégro à l’OTAN et la réaction de méfiance qu’elle n’a pas manqué
de produire du côté russe qui voit d’un mauvais oeil cette nouvelle
avancée de l’alliance atlantique. S’interdisant de prendre parti et
d’émettre un jugement trop tranché, Pascal Boniface préfère se
positionner dans un juste milieu qui donne toujours à celui qui l’occupe
un air de sagesse. Affirmant d’une part comprendre les inquiétudes de
la Russie devant l’interminable expansion de l’organisation, même si
Moscou a tendance à « exagérer le danger que représente cette adhésion
(…) pour sa propre sécurité », il ne s’y oppose pas par principe. Il
considère simplement que « le calendrier est (…) particulièrement mal
choisi » et que l’alliance atlantique a manqué de tact dans la période
difficile que connaissent les relations entre la Russie et
l’occident. Mais ce que nous retenons, c’est que, contrairement à
« certains » qu’il se garde de nommer, Pascal Boniface ne voit pas
dans l’expansion de l’OTAN la manifestation d’ « une volonté de
puissance sans limite ». Selon lui, cette expansion ne vise pas à
encercler la Russie mais est le révélateur d’une dérive intérieure,
bureaucratique, incontrôlée, « une démarche structurelle d’organisation
quasi-inconsciente ». Ce que veut l’OTAN, c’est perdurer en dépit d’une
carence de légitimité due à la « disparition de la menace qui avait
suscité sa création ». Et pour ce faire, l’OTAN s’entête à « multiplier
les activités », à « chercher de nouvelles missions » et à « élargir son
champ pour continuer à exister ». Une antienne qu’on entend chanter
depuis vingt-cinq ans.
L’inconvénient c’est que Pascal Boniface ne
prouve rien de ce qu’il avance. Il ne cite aucun document interne à
l’organisation pas plus qu’il ne présente d’analyse stratégique ou
géographique qui permettraient ne serait-ce qu’un début d’approche des
raisons qui ont conduit à l’annexion consentie du Monténégro
par l’OTAN. Plutôt que d’en venir aux faits, il reste concentré sur « la
logique de croissance bureaucratique » d’une organisation en manque de
légitimité. Puis de conclure que « l’OTAN mène pour partie une politique de gribouille sans discernement stratégique et
pour partie une politique consciente, inspirée par le souvenir de la
guerre froide ». Entre confusion présente et mauvais souvenirs d’un
passé de confrontation avec le bloc soviétique, l’OTAN de Pascal
Boniface suit « un mouvement naturel lié à la structure de
l’organisation mais qui n’est pas cadré dans une réflexion stratégique
globale ». Dommage que la France ait dépensé un total d’environ 200
millions d’euros en 2012 et ait dû assumer un surcoût de 650 millions
d’euros au titre de sa réintégration pour la période 2010-2015. Quand on
sait que les dépenses otaniennes « disparaissent dans un trou noir comptable »
, on peut se demander ce qui a amené nos décideurs à affecter autant
d’argent public à une « politique de gribouille sans discernement
stratégique ».
Dans « L’OTAN s’élargit encore »,
Manlio Dinucci expose des faits et livre des observations utiles sur
lesquels peut s’appuyer la réflexion. Avant de s’interroger, en
géographe qui se respecte, sur l’importance du Monténégro dans la
stratégie globale de l’OTAN, Manlio Dinucci rappelle au lecteur que l’un
des principaux objectifs de la politique extérieure des Etats-Unis est
l’encerclement la Russie. Pascal Boniface penserait que Manlio Dinucci
exagère, que les Russes exagèrent, ce à quoi nous lui rétorquerions :
que dire alors de Zbigniew Brzezinski ? Que dire de ce célèbre
géopoliticien étasunien, ami de David Rockefeller, conseiller à la
sécurité de Jimmy Carter et proche du président Barack Obama, qui n’a
jamais caché ses projets – ou plutôt ceux de l’élite qu’il représente et
qui le nourrit – et les a même exposés dans de nombreux ouvrages
et articles. Dans « A Geostrategy for Eurasia » (Foreign Affairs, 1997), il décrit très clairement le futur démembrement de la Fédération de Russie (voir « Brzezinski, Obama, l’islamisme et la Russie« , 2ème partie).
Selon
Manlio Dinucci, nombreux sont les avantages d’une adhésion du
Monténégro à l’OTAN: le pays peut jouer un rôle stratégique important
car il est doté de deux ports pouvant accueillir des navires de guerres;
il assure d’autre part la continuité géographique entre des Etats déjà
proches ou membres de l’alliance atlantique ; le Monténégro possède en
outre d’énormes bunkers pouvant être rafraîchis et adaptés au stockage
de matériel militaire et de bombes nucléaires ; enfin, il est aussi un
carrefour du trafic de la drogue en provenance d’Afghanistan ainsi qu’un
centre de recyclage d’argent sale, sources d’enrichissement « d’une
criminalité organisée [pouvant] être utilisée à des fins stratégiques ».
Qui croit encore aujourd’hui que l’argent de la drogue n’intéresse pas
les bienheureux de la mondialisation ? A quoi peuvent bien servir les
comptes non publiés des chambres de compensation bancaires si ce n’est
pour dissimuler les profits tirés de commerces illicites avant
injection dans les circuits économiques officiels ?
Dans « L’échiquier géopolitique russe d’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine »,
nous avions montré que la Russie s’était efforcée, au cours de son
Histoire, de faire coïncider ses frontières avec des obstacles naturels
(les Carpates, la Caucase, l’Oural, le Cercle Polaire), de contrôler des
littoraux (Mer noire, Mer Baltique) et de constituer des zones tampons
(plaine européenne, Asie centrale) afin de mieux se protéger des
invasions. Dans son ouvrage The next 100 Years, George Friedman
explique que les responsables étasuniens ont parfaitement compris cette
fragilité de l’espace russe et que c’est pour cette raison qu’ils se
sont empressés d’admettre de nombreux membres de l’OTAN en Europe de
l’est durant les décennies 1990 et 2000. Il observe que c’est au cours
des vingt-cinq dernières années que la Russie a connu le plus grand
reflux de sa zone de contact: elle a reculé de 1500 kilomètres en Europe et d’autant en Asie Centrale.
En
géopoliticien conscient du fait que la première réalité de ce monde,
c’est la guerre – et pas le maintien de positions hautement
rémunératrices dans un organisme sans projet digne de ce nom -, George
Friedman souligne que la Russie se trouve devant l’urgente nécessité de
regagner une zone d’influence qui sécurise son territoire. Il insiste
sur le fait qu’elle est en grand danger. En effet, écrivait-il en 2009,
« si l’ouest avait réussi à dominer l’Ukraine, la Russie serait devenue
indéfendable ». On comprend, en passant, l’importance du coup d’Etat
néonazi de février 2014 à Kiev dans la stratégie de déstabilisation
menée à bien par l’occident. Car comme l’écrit George Friedman, si
l’Ukraine avait été arrachée à la zone d’influence russe, « la frontière
sud avec la Biélorussie et la frontière sud-ouest de la Russie auraient
été ouvertes de part en part ». De plus, étant donné que « la distance
entre l’Ukraine et la partie occidentale du Kazakhstan est d’environ 650
km » en cas de coupure de ce passage par une puissance ennemie, « la
Russie aurait perdu sa capacité à contrôler le Caucase et aurait dû
battre en retraite vers le nord depuis la Tchétchénie », en conséquence
de quoi, « les Russes auraient abandonné une partie de la Fédération
Russe elle-même et le flanc sud de la Russie serait devenu encore plus
vulnérable ». Par suite et en conclusion, « la Russie aurait continué de
se fragmenter jusqu’à revenir à ses frontières du Moyen-Âge » (voir
carte ci-dessous).

N’en
déplaise à Pascal Boniface et à sa sagesse un peu tiède face à une
réalité pour le moins brûlante, l’expansion de l’OTAN a un sens et un
but qui consiste à encercler, faire reculer et disloquer la Russie. Pour
George Friedman, ce schéma relève de l’évidence : « le grand objectif
stratégique [des Etats-Unis] a toujours visé la fragmentation de
l’Eurasie ». Et si les Etats-Unis ont eu les meilleures raisons du monde
pour favoriser la désintégration de la Russie, cette dernière a, bien
entendu, les meilleures raisons du monde pour empêcher qu’elle n’ait
lieu. Selon Friedman, pour être sauvée, « la Russie doit regagner et
tenir ses zones tampons, essentiellement les frontières de l’Union
soviétique » (Friedman, page 109).
C’est donc contre l’avis de ses
pairs que Pascal Boniface écrit dans sa conclusion – nous retirons le
papier de la corbeille où nous l’avions jeté, pour le relire avant de
l’y laisser retomber dans un bruit chiffonné et joyeux – que « l’OTAN mène pour partie une politique de gribouille sans discernement stratégique et pour partie une politique consciente, inspirée par le souvenir de la guerre froide».
Si
j’étais au service de l’OTAN et que j’avais reçu mission de brouiller
les pistes en diffusant une pensée émasculée, je ne me serais pas
mieux exprimé.
Bruno Adrie
Georges Friedman, The Next 100 Years, 2009
Carte : University of Texas Libraries
0 commentaires: